16
Un allié inattendu

 

 

Comme d’habitude, Wulfgar fut le premier à débarquer de l’Esprit follet de la mer quand la goélette glissa le long d’un quai prestigieux d’Eauprofonde. Mais le pas du barbare manquait de vivacité malgré sa joie à l’idée de retrouver Delly et Colson : la dernière discussion sérieuse qu’il avait eue avec Deudermont, plus d’une dizaine auparavant, avait remis beaucoup de choses en perspectives pour Wulfgar, l’avait obligé à se regarder dans un miroir mental.

Et il n’aimait guère ce qu’il y avait vu.

Il savait que le capitaine Deudermont était son ami, un ami sincère qui avait épargné sa vie malgré les preuves indiquant qu’il avait voulu le tuer avec la complicité de Morik. Deudermont, seul contre tous, avait cru Wulfgar ; il l’avait sauvé du Carnaval du Prisonnier sans même lui demander confirmation qu’il n’avait fait partie d’aucun complot visant à l’assassiner ! Puis il l’avait accueilli à bord de l’Esprit follet de la mer, avait plusieurs fois modifié la course de son vaisseau chasseur de pirates pour traquer l’introuvable Sheila Kree. En revenant vers Eauprofonde, Wulfgar, même bouillant de colère à cause de l’image aperçue dans le miroir brandi sous son nez, ne pouvait nier la véracité de cette image.

Deudermont, avec tout le tact possible, lui avait révélé quel triste personnage il était devenu.

Et le barbare ne pouvait désormais négliger cette vérité. Il comprenait qu’il ne naviguerait plus sur l’Esprit follet de la mer, au moins pour la prochaine campagne. Si le vaisseau allait vers le sud, comme tous les hivers (pour tout dire, il n’avait pas le choix), il n’avait guère de chances de tomber sur Sheila Kree. Dans ce cas, pourquoi garder à bord Wulfgar, un guerrier dont l’impulsivité au combat nuisait à l’ensemble de l’équipage ?

Tel était le problème, le barbare le savait bien. Telle était la vérité que lui renvoyait le miroir. Jamais, jusqu’ici, le fils orgueilleux de Beornegar ne s’était considéré comme autre chose qu’un guerrier d’élite. En plusieurs occasions il avait commis des actes dont il n’était pas fier, surtout en cet instant affreux où il avait frappé Catti-Brie ! Mais il avait toujours pu s’accrocher à cette idée : il restait un combattant, parmi les plus fameux qu’ait jamais connus le Valbise, parmi les plus légendaires nés dans la tribu de l’Élan ou n’importe quelle autre tribu barbare. C’était lui qui avait su unir les clans grâce à la force de son bras et à celle de sa conviction, lui qui avait jeté bien haut son marteau de guerre et brisé la base de l’énorme stalactite, le faisant ainsi tomber et transpercer le grand dracosire blanc dénommé Glacemort. Il avait bravé le soleil et les assassins de Portcalim, avait investi le siège d’une guilde de premier plan pour sauver son ami halfelin. Et, par-dessus tout, il avait pu se prévaloir du titre de compagnon de Drizzt Do’Urden, Compagnon du Castel, un de ceux qui faisaient naître des légendes partout où les portaient leurs pas !

C’était terminé. Il ne pouvait plus, en conscience, se considérer comme un puissant guerrier après ses tentatives désastreuses de combattre les pirates à bord de l’Esprit follet de la mer. Son ami Deudermont, avec toute sa sincérité et sa compassion, l’avait regardé dans les yeux et lui avait révélé la vérité, une vérité qui le rabaissait ! Wulfgar saurait-il retrouver son cœur indomptable qui l’avait guidé au milieu de tant d’épreuves ? Redeviendrait-il ce fier guerrier qui avait uni les tribus barbares de Dix-Cités, avait aidé à reconquérir Castelmithral, avait chassé un assassin notoire par tout Toril pour le salut de son compagnon halfelin ?

… Ou bien Errtu lui avait-il pour jamais arraché son courage ? Le démon avait-il su briser l’esprit, la personne qu’était Wulfgar, fils de Beornegar ? Son identité était-elle perdue pour toujours ?

Parcourant la cité d’Eauprofonde vers l’éminence où s’élevait la demeure de Deudermont, Wulfgar ne pouvait écarter cette possibilité. L’homme – le guerrier – qu’il avait été resterait peut-être à jamais hors de sa portée. Mais il ne voyait pas bien ce que cela signifiait.

Qui était-il, finalement ?

Il resta ainsi plongé dans ses pensées presque jusqu’à la porte de Deudermont. Une voix autoritaire inconnue lui ordonna alors de s’arrêter et de s’identifier.

Wulfgar leva la tête, observa les alentours de ses yeux bleu clair, remarqua enfin les nombreux soldats entourant la maison, ainsi que la couleur plus claire du bois de la porte là où il avait éclaté, autour de la serrure.

Il crut avoir un malaise ; ses instincts de guerrier lui hurlaient qu’il s’était passé quelque chose de terrible, son cœur s’épouvantait pour Delly et Colson ! Avec un grondement de rage et de terreur mêlées, le barbare courut droit vers la demeure sans prendre garde aux trois hommes d’armes équipés de longues hallebardes qui se précipitaient pour lui barrer le chemin.

— Laissez-le passer ! cria-t-on à la dernière seconde, juste avant que le colosse s’efforce de défoncer la barricade humaine. C’est Wulfgar qui revient, l’Esprit follet de la mer est à quai !

Les soldats s’écartèrent, celui le plus en arrière eut même la présence d’esprit d’ouvrir la porte que le grand barbare aurait sûrement changée en petit bois. Wulfgar se précipita.

Il s’arrêta net dans l’entrée. Delly venait vers lui sur l’escalier d’apparat, Colson dans les bras.

Elle le regarda, réussit à lui offrir un sourire tremblant jusqu’à son arrivée en bas des marches, et là se laissa déborder par son émotion – les larmes coulèrent à flots. Elle se jeta entre les bras de son époux, accueillit la tendresse de son étreinte.

Le temps parut s’arrêter pour eux tandis qu’ils restaient enlacés, chacun supportant l’autre. Certes, Wulfgar aurait pu demeurer des heures ainsi s’il n’avait fini par entendre derrière lui la voix étonnée de Deudermont, puis un torrent de jurons jaillissant des lèvres de Robillard.

Il écarta gentiment Delly, se tourna vers les nouveaux venus. Les trois hommes immobiles, tous également incrédules, considérèrent les lieux jusqu’à ce qu’enfin Delly donne un peu de sens à cette scène incroyable par ces deux mots :

— Sheila Kree.

 

* * *

 

Deudermont, plus tard, chercha Wulfgar. Le barbare regardait par la fenêtre les vagues déferlant tout en bas. Par cette même fenêtre, Drizzt et Catti-Brie avaient pénétré dans la demeure pour sauver Delly et Colson.

— Tu as laissé d’excellents amis au Valbise, remarqua le capitaine. (Il vint se placer à côté du barbare, portant les yeux sur l’extérieur plutôt que sur le colosse près de lui. Wulfgar ne répondit pas ; Deudermont lui jeta alors un coup d’œil, remarqua la tristesse sur son visage.) Tu penses que ta place aurait été ici, pour protéger Delly et la petite ?

Il leva le regard sur Wulfgar, le barbare baissa le sien sur lui. Il n’avait pas l’air en colère, mais pas ravi non plus.

— C’est ce que toi tu crois, dirait-on, répliqua l’homme blessé.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Serait-ce parce que j’ai laissé entendre que tu ne devrais peut-être pas embarquer avec l’Esprit follet de la mer quand il quittera Eauprofonde ? Mais quel intérêt aurais-tu à nous suivre ? Tu as navigué avec nous pour traquer Sheila Kree, et nous n’avons aucune chance de la trouver dans le Sud. C’est là que nous irons.

— Même après ceci ? s’étonna Wulfgar. Kree a assailli ta demeure et tué deux de tes amis !

— Nous ne pouvons voguer vers le Nord quand le vent d’hiver est installé. Notre course nous mène donc forcément au Sud, où nous trouverons force pirates tout aussi nuisibles que Sheila Kree. Ne crois pas pour autant que j’oublie cet attentat contre ma maison ! ajouta le capitaine, une expression redoutable sur le visage. Quand soufflera de nouveau la brise tiède du printemps, l’Esprit follet de la mer reviendra ; s’il le faut, nous filerons jusqu’à la mer des Glaces flottantes pour retrouver Kree et la faire payer ! (Deudermont se tut, considéra encore Wulfgar, attendant que le barbare lui rende son regard.) À moins, bien sûr, que ton ami elfe noir nous batte à la course. (Le colosse broncha, détourna les yeux sur la mer.) L’assaut a eu lieu il y a près d’un mois. Drizzt se trouve sûrement bien au nord de Luskan, en quête de Kree. (Wulfgar hocha la tête, sans autre réaction. Il ne cilla même pas. Le capitaine le voyait déchiré.) Je me dis que le drow et Catti-Brie apprécieraient que leur vieil ami se joigne à eux pour le combat, osa-t-il remarquer.

— Qu’as-tu contre Drizzt, pour lui souhaiter ma compagnie ? demanda le barbare d’un ton très sérieux.

Il tourna un œil glacial sur Deudermont en prononçant cette phrase si cruelle. Sur son visage se mêlaient sarcasme, colère, et une pointe de résignation.

Le capitaine soutint ce regard déplaisant pendant quelques instants ; il prenait la mesure de son interlocuteur. Puis il haussa les épaules, se contenta de répondre :

— À ta guise. Mais je dois te dire, Wulfgar du Valbise, que t’apitoyer sur ton sort ne te sied guère.

Sur ce, Deudermont se détourna et quitta la pièce, laissant le barbare seul avec ses pensées perturbantes.

 

* * *

 

— Le capitaine dit que nous pouvons rester ici aussi longtemps que nous voulons, tout l’hiver et le printemps suivant, indiqua Wulfgar à Delly cette même nuit. Je vais trouver du travail. Je connais le métier de forgeron, peut-être nous installerons-nous dans notre propre logis l’an prochain.

— À Eauprofonde ? demanda Delly, l’air vraiment inquiète.

— Peut-être… ou Luskan, ou bien n’importe où qui te paraîtra un bon endroit pour élever Colson.

— Le Valbise ? proposa Delly sans hésiter.

Les épaules du barbare s’affaissèrent.

— Le Valbise est une terre dure, éprouvante, répondit-il d’un ton qui se voulait factuel.

— Peuplée d’hommes forts, de héros…

L’expression de Wulfgar indiquait clairement qu’il n’avait pas envie de finasser.

— … De voleurs et de brigands meurtriers ! compléta-t-il, sévère. Peuplée de gens qui ne pensent qu’à aller vivre ailleurs. Une petite fille ne serait pas heureuse là-bas.

— Pourtant j’ai entendu parler d’une gamine, là-bas, devenue une femme droite, robuste, insista Delly sans se laisser intimider.

Le barbare regardait tout autour de lui, il paraissait tendu, en colère. Delly comprenait qu’elle l’avait coincé. À voir son expression de plus en plus orageuse, elle se demandait si elle avait eu raison. Pour lui offrir une porte de sortie, elle était sur le point de proposer qu’ils restent pour l’instant à Eauprofonde, quand son époux admit brutalement la vérité :

— Je ne retournerai pas au Valbise. Là-bas demeure qui j’étais, non qui je suis, et je n’ai aucune envie de revoir cet endroit. Les tribus de mon peuple devront trouver leur chemin sans mon aide.

— Comme tes amis, alors, qui eux cherchent un chemin pour t’aider ? (Wulfgar la considéra un long moment ; il serrait les dents sous ces paroles accusatrices. Il se détourna, retira sa chemise comme si le débat était clos, mais Delly Curtie ne comptait pas s’avouer vaincue si facilement !) Toi qui parles de travail honnête… (Son époux ne lui fit pas face, mais au moins s’immobilisa.)… que penses-tu de celui consistant à chasser les pirates avec le capitaine Deudermont ? Il te paierait bien, et tu récupérerais aussi ton marteau de guerre.

Le barbare se tourna lentement vers elle, l’air menaçant.

— Crocs de l’égide n’est pas à moi, annonça-t-il, et la jeune femme dut se mordre la lèvre pour se retenir de lui crier dessus. Il appartenait à un homme qui est mort, un guerrier qui n’existe plus.

— Mais tu ne penses pas une chose pareille ! s’exclama Delly en venant enlacer son mari. (Wulfgar la maintint à bout de bras, répondit à son cri venu du cœur par un regard dur.) Tu ne veux même pas retrouver Drizzt et Catti-Brie pour les remercier ? Ils nous ont sauvées, la petite et moi ! reprit-elle, visiblement blessée. Ce n’est donc rien pour toi ?

L’expression du barbare s’adoucit, il serra très fort sa femme contre lui.

— C’est le monde pour moi, murmura-t-il dans son oreille. Le monde ! Si jamais nos chemins, à Drizzt, Catti-Brie et moi, se croisent de nouveau, je saurai les remercier. Mais je n’irai pas les chercher, c’est inutile. Ils savent très bien ce que je ressens.

Delly Curtie décida de se perdre dans l’étreinte de son époux sans poursuivre la discussion. Pourtant, elle était sûre que Wulfgar se fourvoyait.

Comment Drizzt et Catti-Brie auraient-ils pu savoir ce que leur ami ressentait quand lui-même n’arrivait pas à démêler ses sentiments ?

La jeune femme ne savait pas ce qu’elle devait faire : pousser le guerrier à retrouver ses racines, le laisser partir en quête de cette nouvelle identité qu’il tenait apparemment à trouver ? Et si, cherchant à redevenir celui qu’il avait été, il se brisait, ou bien si, au contraire, s’installant dans l’existence banale d’un forgeron, son passé héroïque ne cessait de le hanter ?

Delly Curtie n’avait pas de réponse.

 

* * *

 

Les jours suivants, Wulfgar ne cessa d’être d’une humeur massacrante. Il recherchait la compagnie de Delly et de Colson dont la présence le protégeait de la tempête émotionnelle faisant rage en lui… mais il voyait bien qu’il en venait à exaspérer sa femme. Elle insista plus d’une fois pour qu’il essaie de convaincre Deudermont de le prendre encore avec lui sur l’Esprit follet de la mer quand il ferait voile pour le Sud. Le départ était imminent.

Le barbare comprenait bien : ces propositions signifiaient que la malheureuse ne savait plus quoi faire de lui qui se plaignait constamment. Elle ne supportait plus d’être le témoin impuissant des émotions incontrôlables déchirant son mari !

Il quitta à plusieurs reprises la demeure de Deudermont, pendant cette période, et réussit à trouver du travail chez un des nombreux forgerons d’Eauprofonde.

Il y œuvrait le jour où l’Esprit follet de la mer prit le large.

… Et aussi le lendemain, quand il reçut une visite parfaitement inattendue.

— Alors, tu mets au travail ces énormes muscles, déclara le sorcier Robillard.

Wulfgar jeta un regard incrédule à l’homme, puis passa de la surprise à la méfiance. Il serra bien fort dans sa main le manche du marteau massif qu’il utilisait à ce moment, se redressa, examina l’intrus, prêt à lui jeter l’instrument en pleine figure aux premiers mots magiques qu’il prononcerait. Le barbare savait l’Esprit follet de la mer parti depuis pas mal de temps, et Robillard suffisamment célèbre parmi les pirates pour que des sorciers malveillants soient en mesure d’usurper son identité ! Après l’attaque qu’avait subie la demeure de Deudermont, il ne comptait prendre aucun risque.

— C’est bien moi, Wulfgar ! gloussa Robillard qui avait tout compris des doutes tourmentant son interlocuteur. Je rejoindrai le capitaine et son équipage dans un jour ou deux ; le sort ne représente pas grand-chose, je t’assure, il me suffit de me téléporter en un endroit bien précis du vaisseau, que j’ai précisément installé dans ce but.

— Je ne t’ai jamais vu faire ça.

Le barbare se méfiait toujours. Il n’avait en rien relâché sa prise sur son outil.

— Il est vrai que je n’avais pas encore dû jouer les infirmières auprès d’un colosse en plein marasme, contra Robillard.

— Hé là ! intervint une voix rude. (Un homme grisonnant entra, une énorme ceinture autour de la taille, les cheveux et la barbe en bataille ; avec la suie, sa peau avait la couleur de sa chevelure.) Qu’est-ce qu’il achète ou fait réparer ?

— Je souhaite seulement parler avec Wulfgar, répliqua le sorcier d’un ton sec.

Le forgeron cracha par terre, puis passa un torchon crasseux sur ses lèvres.

— Je l’paie pas pour parler ! annonça-t-il. Il travaille !

— On verra, fit Robillard.

Il revint à Wulfgar, mais le forgeron se jeta devant l’intrus, tendit un doigt menaçant vers lui et répéta ses arguments. Le sorcier jeta un regard blasé au barbare qui comprit que, s’il ne calmait pas rapidement son patron si irritable, celui-ci risquait de sortir brutalement du tableau. Le colosse tapota gentiment l’épaule de l’homme, puis l’écarta. Sa force ridiculisait celle du forgeron qui avait manié toute sa vie les outils massifs de son métier.

Le barbare, l’air très en colère, rejoignit ensuite Robillard.

— Que veux-tu de moi, sorcier ? demanda-t-il d’un ton abrupt. Tu comptes encore me tourmenter, m’informer que l’Esprit follet de la mer est bien mieux sans moi ?

— Hmm, répondit Robillard en se grattant le menton, ce n’est pas faux, sans doute. (Les yeux bleu ciel de Wulfgar se plissèrent de manière menaçante.) Mais non, mon grand et idiot… je ne sais quoi. (Si le sorcier était impressionné par l’attitude rien moins qu’aimable du colosse, il n’en montra rien.) Si je suis venu ici, je pense, c’est parce que j’ai le cœur tendre.

— Bien caché !

— Nécessaire précaution. Alors, dis-moi, comptes-tu passer tout l’hiver chez Deudermont et travailler… ici ?

La question s’acheva sur un reniflement railleur.

— Quoi, cela te ferait plaisir si je quittais la demeure du capitaine ? Tu aimerais l’avoir pour toi, peut-être ? Auquel cas, je m’en irai volontiers et sur-le-champ…

— Calme-toi donc, irritable géant, répliqua Robillard d’un ton de condescendance exaspérante. Je ne convoite en rien cette maison, puisque, comme je t’ai déjà dit, je retournerai très vite sur l’Esprit follet de la mer. Je n’ai pas non plus de famille à terre. Tu devrais te montrer plus attentif…

— Ainsi tu veux simplement me voir partir. Quitter la demeure, sortir de la vie de Deudermont.

— C’est un tout autre sujet ! M’as-tu entendu dire que je voulais te voir partir, ou bien t’ai-je demandé quels étaient tes projets ?

Fatigué de ce petit jeu, fatigué en général de Robillard, Wulfgar émit un grognement et reprit son travail. Il frappa lourdement le métal de son marteau.

— Le capitaine m’a dit que je pouvais rester, annonça-t-il. Je compte le prendre au mot jusqu’à avoir assez d’argent pour m’installer dans mes meubles. Je partirais bien tout de suite, parce que je n’aime pas avoir de dettes, mais je dois assurer le bien-être de Delly et de Colson.

— Tu prends tout à l’envers, marmonna Robillard dans sa barbe, mais assez fort (exprès, bien sûr) pour que le barbare l’entende. Excellent plan, commenta-t-il plus fort, que tu as l’intention de mettre en application pendant que tes anciens compagnons se démènent, au risque de se faire tuer, pour récupérer le marteau de guerre magique que tu n’as pas été capable de garder en ta possession. J’applaudis, Wulfgar ! (Le barbare se redressa d’un seul coup ; son outil lui glissa des mains, il resta bouche bée.) J’ai tort, peut-être ? demanda le sorcier impassible.

Wulfgar voulut répondre, mais il ne trouvait aucun mot face à cette attaque de front. Il pouvait analyser toutes les répliques possibles, chercher celles qui le soulageraient quelque peu, le fait demeurait : les remarques du mage reflétaient la vérité.

— Je ne peux pas changer le passé, fit le colosse, vaincu, en se penchant pour ramasser son marteau.

— Tu peux t’efforcer de réparer tes erreurs ! Qui es-tu, Wulfgar du Valbise ? Plus important, qui veux-tu être ?

Il n’y avait rien d’amical dans le ton brutal de Robillard ou dans sa posture raide, souveraine, bras croisés sur la poitrine, air suprêmement dédaigneux. Mais le simple fait que le sorcier fasse montre du moindre intérêt pour les problèmes de Wulfgar étonnait celui-ci. Il avait pensé – non sans raison – que la seule préoccupation de cet homme était de l’éloigner de l’Esprit follet de la mer !

Le regard de colère du barbare s’adoucit peu à peu, jusqu’à ce que le colosse ait un petit gloussement de raillerie pour lui-même.

— Je suis celui que tu as devant toi, affirma-t-il. (Il écarta les bras pour mieux se montrer, son tablier de forgeron bien en vue.) Ni plus ni moins.

— Qui s’accroche à un mensonge se laissera bientôt dévorer par lui, estima Robillard. (Le sourire du barbare se mua d’un seul coup en une expression de colère.) Wulfgar le forgeron ? reprit le mage d’un ton sceptique. (Il appuya son propos d’un autre reniflement.) Tu n’as rien d’un ouvrier, et tu te racontes des histoires si tu t’imagines que cette identité parviendra longtemps à te mettre à l’abri de la vérité ! Tu es né guerrier, as été élevé et entraîné en guerrier, et cette vocation t’a toujours convenu à merveille. Combien de fois Wulfgar ne s’est-il pas jeté au combat, le nom de Tempus aux lèvres ?

— Tempus ! Il m’a abandonné.

— Non, il était avec toi, et c’est ta foi dans le code du guerrier qui t’a aidé à surmonter tes épreuves, contra Robillard avec conviction. Toutes tes épreuves !

— Tu ne sais pas ce que j’ai pu endurer…

— Je m’en moque. (Cette simple phrase et la force nue de ces mots ébranlèrent le colosse.) Ce qui m’intéresse, c’est ce que je vois maintenant : un homme qui vit un mensonge, qui provoque autour de lui et pour lui la souffrance, parce qu’il n’a pas le courage de reconnaître son identité véritable !

— Un guerrier ? demanda Wulfgar, dubitatif. N’est-ce pas Robillard qui m’a empêché de me comporter en guerrier, lui qui a poussé le capitaine Deudermont à me chasser de l’Esprit follet de la mer ?

— Tu n’as rien à faire sur ce vaisseau, cela j’en suis certain, confirma le sorcier sans s’émouvoir. Du moins pas en ce moment. L’Esprit follet de la mer n’a pas besoin de quelqu’un qui charge aveuglément, à la poursuite de ses démons intérieurs ! Notre succès vient de ce que chacun de nous connaît son utilité dans le combat contre les pirates. Pourtant, je sais aussi que tu n’es pas davantage à ta place ici, en forgeron aquafondien. Écoute-moi, Wulfgar du Valbise, tant qu’il en est temps : tes amis courent au-devant de graves dangers, et, que tu le veuilles ou non, ils le font pour toi. Si tu ne les rejoins pas au plus vite, si à tout le moins tu ne vas pas leur parler pour les dissuader de cette entreprise, tu devras en subir les conséquences. Si Drizzt Do’Urden et Catti-Brie risquent leur vie pour retrouver Crocs de l’égide, tu t’en voudras pour le restant de ta vie, et cela quelle que soit l’issue de cette quête. Tu ne te pardonneras pas davantage la stupidité qui t’a fait perdre ton arme que la lâcheté qui t’a empêché de rejoindre tes compagnons !

Le sorcier cessa net sa diatribe, resta immobile face au barbare qui, le visage dénué d’expression, assimilait ces paroles.

— Cela fait presque un mois qu’ils sont partis, remarqua enfin Wulfgar d’une voix nettement moins assurée. Ils pourraient être n’importe où.

— Je suis sûr qu’ils sont passés par Luskan. Je peux t’y transporter aujourd’hui même ; j’ai là-bas des contacts qui pourront te guider au début de tes recherches.

— M’aideras-tu à choisir une route ?

— Jusqu’à tes anciens compagnons, oui. Jusqu’à Crocs de l’égide ? Eh bien, nous verrons, mais je ne crois pas que cette affaire me concerne… (Le barbare semblait tout flageolant, comme prêt à se laisser renverser au plus petit souffle d’air. Il se balançait d’avant en arrière, d’un pied sur l’autre, le regard vide.) Ne refuse pas l’occasion que je t’offre ! C’est là ta dernière chance de trouver la réponse aux questions qui te hantent, ta dernière chance d’échapper aux remords qui sinon garderont pour toujours tes épaules voûtées. Tu as ma proposition aujourd’hui, et le chemin de la vie est trop imprévisible pour que tu puisses espérer bénéficier d’une semblable à l’avenir.

— Pourquoi ? demanda Wulfgar à mi-voix.

— Je pense avoir été assez clair quand j’ai décrit ta situation actuelle, ainsi que ma conviction concernant les corrections que tu devrais apporter à ton trajet erroné…

Le barbare secouait la tête.

— Non. Je veux dire, pourquoi toi ? (Le sorcier ne répondit pas. Wulfgar insista :) Tu proposes de m’aider alors que tu n’as guère fait montre de bienveillance à mon égard et que je n’ai rien fait pour la mériter. Tu me dispenses tes conseils et ton appui ! Pourquoi, à cause de l’amitié qui te lie à Drizzt et Catti-Brie ? À cause de ton désir d’être débarrassé de moi, pour que je n’approche plus de ton précieux Esprit follet de la mer ?

Robillard lui jeta un coup d’œil sournois.

— Oui, fit-il.

La Mer des Épées
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